La famille un observatoire des sociétés en temps de guerre : Recompositions, ruptures et protections

Publishing Date: 
December, 2023
Dossier: 
Gender Equity Network, Conflict Analysis Project
Author(s): Valentina Napolitano
Abstract: 

Cet article introduit le numéro 6 de la Civil Society Review, édité par Valentina Napoletano.
Malgré la récurrence et la persistance de la violence au Moyen-Orient, la guerre n’est pas une expérience anodine ou banale. Elle continue à être la source de ruptures majeures dans les trajectoires de vie des individus et des familles, engendrant décès, disparitions et séparations, ainsi qu’à une échelle collective avec l’effritement des réseaux de soutien et le durcissement des appartenances politiques, ethniques et confessionnelles. C’est dans ce contexte particulier que ce numéro thématique propose d’examiner la manière dont ces multiples guerres ont façonné et continuent de façonner les sociétés du Moyen-Orient, en se penchant spécifiquement sur la sphère familiale en tant qu’observatoire des sociétés en temps de guerre.

Keywords: Family, War, Gender, Conflict, Middle East, Gender Roles

To cite this paper: Valentina Napolitano,"La famille un observatoire des sociétés en temps de guerre : Recompositions, ruptures et protections ", Civil Society Knowledge Centre, Lebanon Support, 2023-12-01 00:00:00. doi:

[ONLINE]: https://civilsociety-centre.org/node/75931
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Civil Society Review Issue 6 Cover.

Depuis la formation des États contemporains au Moyen-Orient, la guerre représente une expérience quasi permanente pour les peuples de cette région. L’établissement de l’État d’Israël sur les territoires de la Palestine historique en 1948, connu en arabe sous le nom de Nakba (catastrophe) a provoqué l’exode de centaines de milliers de Palestiniens vers les territoires de la Cisjordanie, de la bande de Gaza, ainsi que vers les pays voisins (principalement la Jordanie, le Liban et la Syrie)[1]. Depuis lors, le conflit israélo-palestinien constitue une blessure ouverte dans la région qui resurgit périodiquement tout en infligeant une violence quotidienne aux Palestiniens vivant sous le joug de l’occupation militaire. À ce conflit de longue date s’ajoutent les multiples guerres qui ont tour à tour bouleversé les pays du Moyen-Orient. La guerre du Liban (1975-1990), la guerre entre l’Irak et l’Iran (1980-1988), la guerre entre l’Irak et le Koweït (1990-1991), l’invasion américaine de l’Irak en 2003 et depuis 2011 les conflits qui ravagent la Syrie et le Yémen à l’issue des soulèvements populaires contre les régimes en place, ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres.

Malgré la récurrence et la persistance de la violence dans cette partie du monde, la guerre n’est pas une expérience anodine ou banale. Elle continue à être la source de ruptures majeures dans les trajectoires de vie des individus et des familles, engendrant décès, disparitions et séparations, ainsi qu’à une échelle collective avec l’effritement des réseaux de soutien et le durcissement des appartenances politiques, ethniques et confessionnelles.

C’est dans ce contexte particulier que ce numéro thématique propose d’examiner la manière dont ces multiples guerres ont façonné et continuent de façonner les sociétés du Moyen-Orient, en se penchant spécifiquement sur la sphère familiale en tant qu’observatoire des sociétés en temps de guerre[2]. Réunissant des contributions en sociologie et anthropologie portant sur le Liban, le Yémen, l’Irak, la Palestine et la Syrie, ce numéro de revue contribue au renouveau des études sur la guerre, en proposant d’analyser les recompositions familiales comme prisme d’analyse pour appréhender les bouleversements sociaux en temps de guerre dans un continuum avec le temps de paix.

1. La famille comme observatoire des sociétés en temps de guerre : une approche longitudinale et relationnelle

Depuis les années 1990, le champ d’études sur la guerre a connu un renouvellement majeur. La démultiplication des conflits dits « civils » ou « internes » à l’issue de la Guerre froide (Richards 2004) a engendré un déplacement de la focale auparavant centrée sur les États et les acteurs armés, vers une échelle microsociologique de plus en plus attentive aux recompositions sociales et aux trajectoires individuelles (Lubkemann 2008, Koloma Beck 2012, Debos 2013, Baczko & al. 2017, Gayer 2018).

Dans ce cadre, plusieurs études ont souligné les effets des guerres sur différents aspects de la vie familiale. Les travaux sur les trajectoires des combattants ont notamment démontré les impacts que la prise des armes ou leur abandon peuvent exercer sur les rapports de genre et de génération. Alors que les femmes endossent de nouveaux rôles dans la sphère publique, une fois les combats terminés, elles peuvent se retrouver renvoyées à des rôles traditionnels de genre (Boutron 2012, Bucaille 2013, Viterna 2013, Thebaud 2014). Pour les hommes, l’abandon des armes peut engendrer un déclassement matériel et symbolique qui se traduit par un retour à des valeurs conservatrices au sein de la sphère domestique (Vigh 2006) et l’émergence de masculinités violentes (cf. Richard dans ce numéro). L’autorité des aînés se retrouve également mise en cause par les jeunes qui s’affirment dans les structures de pouvoir locales (Debos 2008) et qui parfois cherchent à réinstaurer l’autorité perdue des pères au sein de l’espace familial (cf. Richard dans ce numéro).

Le champ des études sur les migrations a par ailleurs fourni plusieurs pistes de réflexion sur les recompositions familiales qui accompagnent les conflits violents. Ces recherches démontrent comment la guerre réactive des réseaux migratoires et familiaux préexistants, facilitant l’arrivée, l’installation et la subsistance des nouveaux migrants (Monsutti 2004, Lubkemann 2008, Zuntz 2021). Les migrations et les déclassements sociaux qui y sont associés peuvent en outre engendrer des mécanismes de protection de la sphère familiale. Dans le cas des Palestiniens réfugiés en Jordanie, Stéphanie Latte Abdallah prouve notamment que la préservation de l’« honneur » des femmes devient une question centrale pour protéger la réputation de l’ensemble de la famille, tout en dissimulant les défaillances des hommes impuissants face à l’expropriation de leurs terres et au déplacement (2005). Les reconfigurations des masculinités et des féminités induites par les politiques d’accueil, qui souvent stigmatisent les hommes et désignent les femmes comme les principales bénéficiaires de l’aide humanitaire, ou entravent l’accès au marché du travail et aux mobilités ont également été largement documentées, notamment dans le contexte des migrations induites par l’actuel conflit syrien (Napolitano, à paraître ; Santana de Andrade 2022 ; Shanneik 2021 ; Turner 2020 ; Suerbaum 2018, Freedman et al. 2017).

L’approche longitudinale des guerres et des migrations adoptée par ces études permet d’historiciser et socialiser ces moments trop souvent considérés comme des « moments zéro », notamment dans les discours véhiculés par les acteurs humanitaires qui accordent peu d’attention aux trajectoires et caractéristiques sociales passées des bénéficiaires de leur aide. Plusieurs travaux soulignent désormais l’importance d’appréhender les transformations sociales drastiques engendrées par les conflits et les déplacements forcés dans un temps long permettant de faire le lien avec le temps de paix (Richards 2005, Debos 2013, Linhardt et Moreau de Bellaing 2013). Ceci n’implique en aucun cas la banalisation de la guerre qui n’en demeure pas moins une expérience marquante sur le plan biographique et collectif (Gayer 2018).

Plusieurs contributions de ce numéro s’inscrivent dans cette perspective longitudinale, permettant, dans le cas de la bande de Gaza, de relier de multiples épisodes violents, les transformations socio-économiques qu’ils ont engendrées, notamment la perte d’emploi des hommes qui suit la fermeture de la frontière avec Israël, et les formes d’adaptation des familles qui en découlent, comme la cohabitation des familles élargies (cf. Qleibo dans ce numéro). Dans le cas yéménite, cette approche démontre la manière dont la guerre a transformé les migrations de travail vers Djibouti en migrations familiales avec des répercussions majeures sur le rôle des femmes. Celles-ci se retrouvent désormais contraintes d’assumer le rôle de mères et d’épouses sans l’aide ni le contrôle de leurs réseaux familiaux (cf. Pernot dans ce numéro).

Ce numéro thématique propose une contribution originale au croisement de la sociologie de la famille, des conflits et des migrations. Son hypothèse principale soutient que la famille est une unité d’analyse qui permet de faire le lien entre l’avant et l’après-guerre. Dans un contexte d’effritement des repères sociaux et politiques, les interactions entre les différentes composantes de l’espace familial permettent de préserver une trace des normes, des rapports de pouvoirs et des dynamiques sociales à l’œuvre dans l’espace social avant le début de la guerre. En même temps, alors qu’elle n’est pas une unité figée et immuable, la famille constitue également une caisse de résonance des évolutions sociales parfois rapides qui ont lieu au cours des conflits. De ce dernier point découle la nécessité d’adopter une perspective relationnelle et non-essentialiste de la « famille arabe » dans laquelle s’inscrivent les contributions ce numéro.

2. Une approche relationnelle de la famille pour dépasser les visions essentialistes de la « famille arabe »

Les formes ou aspects de la vie familiale étudiés dans ce numéro sont multiples. On y aborde les dynamiques de formation ou de dissolution du lien familial par le mariage/divorce (cf.  Taminian dans ce numéro), les relations de genre et de génération au sein des noyaux familiaux (cf. Richard dans ce numéro), mais également entre ces derniers et la famille élargie qui constitue souvent une source de protection, notamment dans des contextes de précarisation économique (cf. Qleibo dans ce numéro). Les relations de sociabilités qui dépassent les simples liens d’alliances et de sang sont également explorées, comme dans le cas des formes de solidarités intra féminines qui s’organisent autour d’organisations de femmes en Syrie (cf. Napolitano dans ce numéro), et de l’entraide entre femmes yéménites immigrées au Djibouti, qui se soutiennent dans l’éducation de leurs enfants, rôle auparavant assumé par la famille élargie (cf. Pernot dans ce numéro).

De cette manière ce numéro rend compte de la variété des conceptions existantes de la famille au Moyen-Orient. Une diversité auparavant témoignée par la pluralité des termes employés pour désigner la famille en arabe : usra et ʿāʾila pour désigner la famille nucléaire, ahl pour la famille élargie, qarāʾib pour les proches, qabīla etʿashīra pour la tribu et le lignage. Malgré le fait qu’elle soit « l’idiome social le plus puissant dans toute la région arabe », comme le remarque Souad Joseph (2012, p.1), la famille est une réalité sociale diversifiée qui se recompose en fonction des contextes. C’est au vu de ces acceptions multiples du lien familial que ce numéro s’inscrit dans le prolongement des études sur la « parenté pratique » telle que l’envisage Florence Weber comme « les liens de sang, d’alliance et du quotidien ». Ce concept permet de replacer les liens biologiques dans leur cadre non seulement juridique, mais aussi celui des pratiques quotidiennes que Florence Weber considère comme structurant le lien de parenté. Cette approche est d’autant plus pertinente qu’elle permet de ne pas essentialiser la famille dans les sociétés moyen-orientales, trop souvent représentée comme une réalité statique, patriarcale et conservatrice. Comme le rappelle à juste titre Frances Hasso dans la postface de ce numéro, la famille est « un site de reproduction hétéronormative, d’extraction et accumulation des ressources » qui doit être analysée dans ses configurations historiques précises et comme étant le lieu de rapports de pouvoir et de domination multiples. Pour Frances Hasso, tout comme Souad Joseph, il importe d’adopter une perspective intersectionnelle afin de saisir la manière dont la complexité des variables de genre, de classe, de race, d’ethnie, de sexe, de culture et de pouvoir façonne la sphère familiale et comment ces dynamiques sont à leur tour façonnées par cette dernière (Joseph 2018, p. 4). Cette approche est également en harmonie avec les revendications qui apparaissent dans ce numéro à travers le témoignage des femmes syriennes membres de l’organisation féministe « Women Now for Development », qui s’est structurée dans le contexte de l’actuel conflit syrien et qui prône une approche holistique et intersectionnelle pour comprendre la situation des femmes dans l’imbrication des rapports de domination traversant la société syrienne (cf. Napolitano dans ce numéro).

Les études ici rassemblées sont particulièrement sensibles à l’articulation entre ces différentes dynamiques et permettent de dégager deux pistes de recherches principales. La première porte sur l’entremêlement des sphères privée et publique qui, dans des contextes de guerre, atteint son paroxysme. La deuxième met en lumière la mise en place de formes d’adaptation, notamment par la renégociation des rôles de genre et de génération au sein de la famille. Le contexte de la guerre peut engendrer la rupture de relations, entre conjoints, entre épouse et belle-mère, voire entre père et fils, ce qui en temps de paix aurait été difficilement envisageable. En même temps, dans ces conjonctures de profonde déstabilisation et de perte des repères, on note également des formes de redistribution des rôles sans que celles-ci s’accompagnent d’une remise en cause radicale des équilibres d’antan.

3. Une porosité accrue des frontières entre la vie privée et les évolutions à l’œuvre dans l’espace public

Ce numéro révèle que les frontières entre la vie publique et la vie privée, déjà poreuses en temps ordinaire, se brouillent davantage dans des contextes de guerres, notamment celles de type civil. Ces dernières opposent les membres d’un même pays et durcissent les appartenances politiques, religieuses et ethniques, déplaçant le front du combat au plus près des espaces de la vie quotidienne (Koloma Beck 2012). Dans ce contexte, le politique façonne la vie familiale à plusieurs échelles, principalement par le biais de l’intervention de l’État et des acteurs du conflit dans la législation réglementant la famille. Dans ces recherches sur l’Irak, Zahra Ali souligne par exemple la manière dont les fractures politiques et confessionnelles provoquées par la succession des guerres depuis les années 1980 ont aussi fragmenté les normes juridiques réglementant le code du statut personnel en fonction de la confession d’appartenance (Ali 2018). Le mariage est en ce sens une pratique particulièrement révélatrice de ces changements de normes juridiques, mais aussi de la fluctuation des frontières et des appartenances sociales, comme le démontre dans ce numéro la contribution de Lucine Taminiam, toujours sur le terrain irakien. L’autrice soutient qu’une politisation du mariage a vu le jour. La généralisation de l’homogamie confessionnelle permet d’afficher la loyauté communautaire et se traduit en contrepartie par l’augmentation des divorces parmi les couples issus de confessions différentes. Elle constate en outre que, face à l’affaiblissement de l’emprise étatique, ce sont les normes tribales en matière de mariage et de résolution des conflits familiaux qui se réaffirment. D’autres travaux portant sur le terrain palestinien dépeignent un différent aspect de la politisation du mariage, représenté par l’émergence d’unions dépassant les clivages sociaux et religieux, pour suivre plutôt des affiliations politiques (Abu Nahle, Johnson & Moors 2009).

D’autres formes d’intervention du politique dans l’espace familial sont représentées par l’intégration de la famille dans de véritables stratégies de combat au sein du conflit. La famille devient actrice de la guerre et plus seulement un lieu de repli protecteur. Dans les Territoires palestiniens au cours de l’Intifada de 1987, la fertilité des femmes palestiniennes est employée comme un moyen de lutte contre l’occupation israélienne (Courbage 1997). Souad Joseph, quant à elle, démontre que pendant la guerre du Liban les familles semblent perdre le contrôle sur leurs enfants à cause de l’emprise qu’exercent sur eux les partis politiques et les milices. En même temps, l'espace familial demeure un lieu de recrutement central pour les acteurs du conflit (Joseph 2004).

Enfin, une dernière manifestation de l’osmose entre espaces privé et public est représentée par l’investissement de la famille d’un point de vue discursif de la part des différents acteurs du conflit, mais aussi de ceux qui produisent une mémoire des évènements. La contribution de Thomas Richard dans ce numéro montre, à partir de l’analyse d’un corpus filmographique, comment s’instaure au cours du conflit libanais un parallèle entre les dynamiques familiales et le destin de la nation tout entière : la famille étant érigée en métaphore des brisures et des mutations qui traversent l’ensemble de la société libanaise.

4. Relations de genre et de génération en recomposition : entre rupture et protection 

La deuxième piste de réflexion transversale à l’ensemble des contributions de ce numéro est représentée par les formes de reconfigurations des rôles d’âge et de genre. Plusieurs études ont souligné l’évolution du « contrat intergénérationnel » (Roth 2010) en temps de conflit, avec la remise en cause de l’autorité des aînés par les jeunes en arme et leur affirmation dans les structures de pouvoir locales (Vlassenroot & Raeymaekers 2004, Chebli 2019). Dans le cas libanais, Thomas Richard démontre que la perte d’autorité du père est représentée par sa mort, et ce sont les frères adultes qui, par la pratique d’un contrôle strict de la scène familiale, rétablissent l’ordre à l’instar du rôle que les miliciens exercent dans les espaces publics. L’auteur montre aussi que la guerre provoque une perte des repères pour les enfants, tout en leur octroyant une liberté inédite. La contribution de Margot Pernot illustre la manière dont la migration à Djibouti a brisé des logiques d’entraide mais aussi de domination intergénérationnelle. Éloignant les jeunes épouses de l’emprise de leurs belles-mères, mais aussi de l’aide de leurs proches, la migration engendre parallèlement l’émergence d’une forme de solidarité entre femmes du même âge et partageant les mêmes conditions d’isolement et d’exil. Le genre se trouve également au cœur de ce numéro, et il est envisagé de manière relationnelle en articulant une réflexion à la fois sur les nouvelles féminités et masculinités. Au Liban, si de nouvelles représentations masculines hyper-virilisées et violentes s’affirment pour contrebalancer la situation chaotique qui règne dans le pays, les femmes sont quant à elles érigées en gardiennes de leur foyer, devant faire preuve de patience et d’endurance. Une question que l’on retrouve aussi en contexte migratoire, parmi les femmes yéménites qui, en exhibant leur honneur et leur bonne réputation, revendiquent leur attachement aux traditions de leur pays d’origine. Morgan Pernot démontre en outre que la migration suscite rarement l’acquisition de nouveaux rôles par les hommes, mais engendre plutôt une redistribution des tâches et des responsabilités domestiques entre les femmes, non plus à l’intérieur de la famille, mais au sein de réseaux de solidarité et de proximité. Les femmes acquièrent en outre des rôles inédits, comme le prouvent les témoignages collectés par Elena Qleibo à Gaza sous le blocus où les femmes deviennent un pilier dans les stratégies de subsistance familiale en travaillant auprès des organisations internationales ou en recourant à l’emprunt auprès des commerçants. Ce sont donc de nouvelles monétarisations des rapports au sein des familles qui se manifestent.

La guerre représentait également un révélateur puissant et un moment de prise de conscience des injustices de genre dans le contexte syrien où le « féminisme d’État », prôné par le parti Baath au pouvoir désireux de se présenter comme un parti progressiste, n’était que l’apanage d’une élite proche du pouvoir et déconnectée de la réalité quotidienne des femmes syriennes. Dès le soulèvement anti-régime en 2011, les femmes se sont mobilisées dans multiples domaines en revendiquant leurs droits, ce qu’illustre le cas de l’organisation WND (AlAbdeh & Daher, à paraître). Cette organisation vise non seulement à donner une voix aux femmes, encore absentes de la scène politique, mais aussi à réformer sur le long terme les mécanismes de domination qui façonnent leur quotidien. WND s’inscrit dans une vision non-hégémonique des luttes féministes et envisage l’émancipation des femmes comme un processus qui doit cibler l’ensemble des aspects de la vie, sans pour autant radicalement renverser les équilibres. Le besoin de préserver des mécanismes de solidarité et de protection, quand bien même ceux-ci seraient source de subordination, s’avère souvent nécessaire. L’espace familial est l’une des rares sources de protection dans un Moyen-Orient qui connaît une défaillance d’autres sources de protection sociale (Joseph p. 3). Ceci est d’autant plus avéré dans un contexte de guerre, la famille venant incarner une certitude face à la disparition des autres repères sociaux, tout en constituant un espace de transformation et de recomposition des relations sociales. 

 

Bibliographie

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[1] Au lendemain de la guerre arabo-israélienne de 1948, plus de 750 000 Palestiniens vivant dans les territoires tombés sous souveraineté israélienne sont devenus des réfugiés, principalement dans les territoires et pays limitrophes d’Israël, tels que la Jordanie, le Liban, la Syrie, la bande de Gaza (sous administration égyptienne) et la Cisjordanie (sous souveraineté jordanienne). En outre, environ 350 000 Palestiniens (dont un tiers étaient des réfugiés pour la deuxième fois) ont été déplacés de Cisjordanie et de la bande de Gaza à la suite de l’occupation de ces territoires par Israël en 1967 (Pappé 2006).

[2] Ce numéro est le résultat d’une réflexion collective entamée lors d’un colloque international intitulé « Guerre et transformations familiales au Moyen-Orient » (War and families’ transformations in the Middle-East), organisé à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) en novembre 2018, avec le soutien de l’ANR LAJEH : Conflits et migrations, porté par Kamel Doraï, et de l’ANR SHAKK-Syrie : Conflits, déplacements, incertitudes, porté par Anna Poujeau. 

About the author(s):
Valentina Napolitano:

Docteur en Études politiques à l’EHESS de Paris, elle a soutenu une thèse intitulée « S’engager à Yarmouk. Sociologie de la militance palestinienne en Syrie » portant sur la question des engagements militants en contexte conflictuel et autoritaire. Parmi ses dernières publications : « La mobilisation des réfugiés palestiniens dans le sillage de la « révolution » syrienne : s’engager sous contrainte », Cultures et Conflits, n°87, Automne 2012, pp. 119-137. « Hamas and the Syrian Uprising: a Difficult Choice », Middle East Policy, vol. 20, n° 3, Automne 2013, pp. 73-85. « Palestinian civil organisations in the Syrian uprising. Militant conversion and forms of self-management in crisis time », al-Majdal, n°57, été 2015, pp. 11-16.