Une approche holistique et intersectionnelle de la question féminine en contexte de guerre. L’action de Women Now for Developpement, organisation féministe syrienne

Publishing Date: 
December, 2023
Dossier: 
Gender Equity Network, Conflict Analysis Project
Author(s): Valentina Napolitano
Abstract: 

Cet article reconstruit l’histoire et la transformation de Women Now for Development à partir de la trajectoire et des récits d’une partie de ses membres. Il se fonde sur des entretiens menés avec trois membres de l’organisation ainsi que sur les rapports et publications diffusés sur la page web de l’organisation. Il illustre la manière dont le conflit syrien représente une période d’immense bouleversement et de souffrance ayant affecté les femmes, tout en alimentant une réflexion intense sur leur rôle actuel et futur dans la vie sociale et politique de la Syrie de demain. 

Keywords: Gender, women, Syria, Confict, Case Study, Civil Society Organisations

To cite this paper: Valentina Napolitano,"Une approche holistique et intersectionnelle de la question féminine en contexte de guerre. L’action de Women Now for Developpement, organisation féministe syrienne ", Civil Society Knowledge Centre, Lebanon Support, 2023-12-01 00:00:00. doi:

[ONLINE]: https://civilsociety-centre.org/node/75944
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Fondée en 2012 à l’initiative de l’écrivaine syrienne Samar Yazbek[1], Women Now for Developpement (WND)[2] est une organisation non gouvernementale qui réunit aujourd’hui plus de cent femmes syriennes (employées et volontaires) en Syrie et en exil. Elle a pour but de protéger les femmes, de promouvoir leur émancipation et leur participation politique, ainsi que de produire un savoir sur et pour les femmes. Leurs voix demeurent peu entendues dans le contexte du conflit qui ravage la Syrie depuis le soulèvement populaire de mars 2011 contre le régime de Bachar al-Assad et sa sanglante répression (Yassin-Kassab & Al-Shami 2016).

Structurée autour de plusieurs centres à l’intérieur de la Syrie, dans les pays d’accueil des réfugiés (Liban et Turquie), ainsi que de ses membres résidants dans différents pays du Moyen-Orient et d’Europe, WND mène des actions dans de multiples domaines : le soutien psychologique, l’éducation, la formation professionnelle, la protection et la préservation des droits des femmes, la justice, la documentation et la recherche. Elle vise ainsi à promouvoir leur participation à la vie sociale, économique et politique, à travers des actions d’empowerment (autonomisation), mais également à travers la prise en charge de leurs besoins quotidiens concrets. Conjuguant questions sociales et politiques, WND adopte une vision holistique de la question des femmes . L’organisation souhaite rompre avec l’approche féministe élitiste encouragée par le régime syrien[3]. Dans le passé, ce dernier avait prôné une politique promouvant la participation des femmes dans la sphère publique. Néanmoins, ce « féminisme d’État » n’a fait que creuser davantage les divisions sociales entre d’une part les femmes issues de l’élite ou de familles proches du pouvoir ayant accès à des postes à responsabilités, et d’autre part les femmes des classes moyennes et défavorisées, marginalisées et soumises par un système de domination et d’oppression patriarcale qui s’est de fait retrouvé renforcé (Abu Assab 2017, Alabdeh 2017). Par ailleurs, si des mouvements féministes de gauche étaient actifs en Syrie avant 2011, il s’agissait néanmoins de mouvements déconnectés de la société et qui subissaient une répression systématique de la part du régime (Alabdeh & Daher, à paraître). C’est dans ce contexte spécifique que WND prône une approche intersectionnelle visant à prendre en compte la superposition et l’interaction de multiples formes de domination liées aux différences de classe, de genre, de religion et d’ethnicité à une échelle locale, nationale et internationale (WND 2019).

De par ses actions et la réflexion théorique qu’elle mène, WND inscrit la question féministe au cœur du conflit syrien. Elle révèle et participe aux changements sociétaux profonds que connaît la Syrie depuis 2011. La production littéraire et scientifique qui couvre les années de la révolution et du conflit illustre parfaitement le rôle joué par les femmes dans les mobilisations pacifiques, l’action humanitaire et la diffusion des informations (Alabdeh 2017, Yazbek 2019, Al-Natour 2020, Aubin-Boltanski & Boëx 2021). Elle souligne par ailleurs la manière dont celles-ci ont acquis de nouveaux rôles (économiques, sociaux et politiques) qui, dans certains cas, les ont conduites à remettre en cause les formes de domination, notamment la domination masculine (Al-Khalili à paraître), mais dans d’autres cas les ont encouragées à préserver des équilibres familiaux souvent fondés sur des rapports inégalitaires et des formes de subordination (Napolitano, à paraître). Plus généralement, le conflit a été le déclencheur de nouvelles conceptions du genre (Freedman & al. 2017).

Mener une réflexion sur la question des femmes en contexte de conflit est en outre primordial face à la monopolisation des débats publics par les acteurs humanitaires qui considèrent les femmes comme une cible privilégiée de leurs actions. Ces derniers véhiculent une vision binaire de la femme syrienne, les présentant soit comme des victimes vulnérables, soit comme étant empowered grâce aux programmes humanitaires dont elles bénéficient. Cette vision ne tient que rarement, voire en aucun cas, compte des caractéristiques sociales, du vécu et des représentations de ces femmes, et se trouve souvent associée à des prescriptions morales (Shanneik 2021). C’est dans ce contexte que WND souhaite réhabiliter la voix des femmes syriennes et répondre à leurs besoins, action rendue possible grâce au vécu commun qui rapproche les membres et les bénéficiaires. 

Cet article reconstruit l’histoire et la transformation de WND à partir de la trajectoire et des récits d’une partie de ses membres. Il se fonde sur des entretiens menés avec trois membres de l’organisation ainsi que sur les rapports et publications diffusés sur la page web de l’organisation. Il illustre la manière dont le conflit syrien représente une période d’immense bouleversement et de souffrance ayant affecté les femmes, tout en alimentant une réflexion intense sur leur rôle actuel et futur dans la vie sociale et politique de la Syrie de demain.

Je décris dans un premier temps la formation de WND, de la rencontre de plusieurs trajectoires individuelles et dans le but de créer des réseaux de femmes dépassant les clivages géographiques, sociaux et religieux. Je me penche dans un deuxième temps sur la manière dont les activités de WND ont évolué en fonction à la fois des besoins, de la faisabilité, des évolutions politiques et du cumul d’expérience de ses membres. J’éclaircis ensuite la démarche scientifique et réflexive adoptée par WND, et l’approche holistique et intersectionnelle de la question des femmes. Je termine en décrivant les défis auxquels l’organisation a été confrontée en raison de la guerre, des destructions et des déplacements forcés de ses membres.

1. De la rencontre de trajectoires individuelles à la mise en réseaux

La création de WND intervient aux prémices du soulèvement syrien en 2012, alors que la société syrienne connaît une effervescence de la vie associative après plusieurs décennies d’interdiction. Sous le régime Assad, les seules organisations collectives autorisées étaient celles liées au parti Baath. Bien que dans les années 2000 l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad s’accompagne de l’émergence d’un certain nombre d’associations et d’organisations caritatives, celles-ci restent fortement encadrées par le régime (Ruiz de Elvira 2010). L’idée de créer WND naît à l’issue de plusieurs visites de Samar Yazbek qui, depuis son exil en France, se rend dans la région d’Idlib, passée à l’époque sous le contrôle de l’opposition syrienne. C’est à cette occasion que l’écrivaine mesure l’écart entre son vécu de femme éduquée issue de la classe moyenne et celui des femmes qu’elle rencontre dans cette région. Elle décide alors de créer des centres au sein desquels les femmes peuvent se sentir en sécurité, partager leurs expériences et nouer des réseaux de soutien. L’écrivaine se rapproche alors de l’avocate et militante pour la défense des droits de l’homme Razan Zaitouneh[4], qui à l’époque résidait dans la Ghouta, à l’est de Damas. Samar explique que l’un des objectifs de l’organisation est de favoriser les échanges et de créer des réseaux entre femmes qui dépassent les clivages géographiques, de classe et religion. « Celle-ci serait une manière de créer une Syrie plus proche », comme elle l’écrit dans la page d’introduction de WND[5].

Les premiers centres de WND sont établis dans la Ghouta en 2013 et à Idlib en 2014, avec la contribution d’autres femmes se trouvant en Syrie ou en exil et qui adhèrent aux principes portés par le projet. Loubna se trouve à l’époque dans la ville d’Harasta[6], au nord-est de Damas, où elle a grandi. Étudiante en graphisme, vers la trentaine, elle est obligée d’arrêter ses études en raison du début de la révolution. Elle est en effet recherchée par les services de sécurité en raison de sa participation aux manifestations. Elle décrit le contexte dans lequel sont nés les premiers centres pour les femmes.

« À la fin de 2012 et au début de 2013, les contours de la société civile ont commencé à prendre forme dans la Ghouta. Bien sûr, les activités non organisées avaient déjà débuté auparavant. Nous avons commencé à entendre parler d’organisations auparavant inconnues en Syrie. Lorsque les affrontements ont commencé à Harasta, je suis restée dans les régions qui avaient échappé au contrôle du régime. C’est à ce moment-là que j’ai connu Razan. Je souhaitais travailler avec des femmes et à cette époque Razan effectuait ce travail de mise en réseaux des femmes sur le terrain et avec les organisations (…) Elle m’avait mentionné une organisation désireuse d’apporter son soutien aux femmes et m’avait invitée à rédiger une proposition pour la création d’un centre, ce qui pour moi était inédit. Je lui ai transmis quelques lignes et deux mois plus tard, elle m’a informée que notre proposition avait été acceptée et que nous pouvions commencer. Nous avons alors ouvert un centre dans la ville d’Harasta. En parallèle, un centre voyait le jour à Douma. Je ne l’ai découvert que tardivement, car il n’y avait aucun moyen de communication entre les deux villes. » 

Bien que Loubna n’ait aucune d’expérience du travail associatif, elle décide de s’impliquer dans la création d’un centre pour les femmes, car à l’instar de Samar, elle découvre les frontières sociales qui la séparent des femmes de la ville où elle a grandi. Elle mesure les injustices auxquelles elles sont confrontées et qu’elle-même commence à endurer face à l’emprise que les groupes de l’opposition armée cherchent à imposer sur la ville d’Harasta. Celle-ci, avec la région de la Ghouta orientale, fait l’objet d’un siège impitoyable de la part de l’armée syrienne[7], à partir de novembre 2012.

« J’ai toujours vécu dans la campagne d’Harasta, mais je ne me suis jamais mêlée aux femmes d’Harasta. Ce n’est qu’au cours de la révolution que j’ai rencontré des femmes de ma région pour la première fois. C’est à ce moment que j’ai découvert des situations d’injustice et d’ignorance inimaginables. La situation des femmes est tragique à tout point de vue. Lorsque le siège a commencé à se durcir, les classes moyennes ont quitté la Ghouta en passant par l’Est. Seuls les activistes et les plus démunis sont restés sur place. Les femmes étaient issues de la région et les problèmes qu’elles vivaient, je ne pouvais même pas les imaginer personnellement, en tant que fille de la ville d’Harasta, qui disposait d’un travail, qui sortait et qui était issue d’une famille ouverte. Les groupes armés voulaient m’imposer des tenues vestimentaires. Ils ont commencé à empiéter sur les acquis obtenus par les femmes au début de la révolution, la situation était terrible. J’ai senti qu’il fallait absolument réagir, j’ai cherché et j’ai rencontré Razan (…) »

Le récit de Loubna illustre parfaitement le fait que la révolution syrienne constitue une période de dépassement des frontières sociales, et permet la rencontre entre Syriennes et Syriens issus de milieux sociaux différents. On comprend en outre que la révolution représente un moment de libération et de participation des femmes. Ces acquis sont compromis par les groupes armés qui cherchent à réimposer un contrôle sur les pratiques et les corps des femmes.

Non seulement WND mobilise des activistes présentes en Syrie, mais l’organisation suscite aussi la participation de femmes en exil et soucieuses de jouer un rôle dans le processus de changement à l’œuvre dans leur pays. Maria a 31 ans et termine une thèse en biologie en France lorsque la révolution débute en mars 2011. Active dans les cercles d’action non violente[8] à Damas et dans le mouvement féministe islamique en France (Latte-Abdallah 2010), elle décide de se rendre en 2012 à Damas, avant d’être contrainte au départ pour des raisons sécuritaires, et de se rendre à Idleb en 2013 pour apporter sa contribution à la révolution. Elle participe alors à la création d’un réseau de protection des enfants connu comme le Réseau des gardiens de l’enfance (Shabake al-Horrâs). De retour en France, Maria rencontre Samar qui lui parle de son projet et qu’elle décide de rejoindre en 2013. 

En 2012 WND organise en premier lieu des campagnes de soutien de microprojets entrepreneuriaux pourvoyeurs de revenus pour des femmes seules. Des actions de soutien psychologique et scolaire sont mises en place pour les enfants. Les deux premiers centres sont créés à Harasta et à Douma, dans la Ghouta. D’autres se rajoutent dans la région d’Idlib et dans la Békaa au Liban. Au fil du temps, l’organisation s’étend territorialement pour atteindre le pic de son activité en 2016, avec six centres et deux cybercafés dans la Ghouta et à Kafr Batna près de Damas, à Idleb, Maarrat al-Noman et Sarakeb, dans le nord du pays, ainsi qu’au Liban et en Turquie. Cette extension territoriale vise à créer des liens entre les femmes syriennes évoluant dans des réalités sociales et politiques différentes, tout en s’adaptant aux changements sur le terrain du conflit et notamment aux déplacements forcés de ses membres et de la population syrienne de manière plus générale[9]. Les réseaux de femmes que WND souhaite former commencent à gagner en visibilité lors des premières campagnes de soutien organisées pendant le siège de Dariya, près de Damas. C’est alors que les membres du centre de WND sont confrontés au durcissement du siège et à des conditions de vie inhumaines, ce qui suscite un mouvement de solidarité (Alabdeh 2017). 

« Lorsqu’ils ont détruit le centre de Dariya, nous avons organisé la première campagne de soutien des femmes des Dariya, raconte Maria. On peut dire que c’est à ce moment-là que l’idée centrale de WND commence à prendre forme : le soutien entre femmes. À cette époque, tous les autres centres ont commencé à soutenir les femmes assiégées de Dariya et à porter des pancartes, puis nous avons commencé à mener des entretiens. C’est à ce moment que s’est structurée la Syrian Campaign. Je considère ce moment comme la première vraie campagne de soutien des femmes. C’est ici que nous avons découvert la nouvelle force de WND. »

Alors que WND se structure, les centres des femmes deviennent de lieu de rencontre et de mises en réseau avec d’autres initiatives, comme la Syrian Campaign,[10] organisation de défense de droits de l’homme qui soutient les mobilisations des femmes de Dariya[11], ainsi que le groupe Family for freedom[12], qui se structure plus tard à l’issue d’un projet de collecte d’histoire de familles de disparus. WND parvient donc à poursuivre son effort de mise en réseau des Syriennes et Syriens. Les actions proposées et les modes opératoires de l’organisation évoluent dans le temps et au fil de l’expérience acquise.

2. Changer par le bas, changer soi-même 

WND se caractérise par un mode opératoire qui débute avec l’identification des besoins des femmes, par le biais d’entretiens menés par ses membres dans les localités d’implantation. Ce sont les participantes mêmes qui, avec les membres de l’organisation, définissent les sujets qui les préoccupent. Maria rappelle avec fierté que l’organisation ne se plie pas aux demandes des bailleurs de fonds, mais que les projets sont élaborés en fonction des exigences locales :

« Jamais une organisation ne nous a imposé un programme donné. Dans chaque centre, nous avons monté des projets adaptés aux exigences locales. WND a répondu aux besoins des femmes et a dessiné les programmes en fonction de ces dernières. Nous ne sommes pas venus avec des projets préconstruits, mais nous les avons construits avec les gens, ça, c’est très important car notre travail souhaite transmettre la vision des personnes avec qui on travaille. »

WND se distingue par la proximité qu’elle partage avec les bénéficiaires de ses actions. Elle travaille avec ces dernières dans une approche de co-construction des projets couvrant des domaines variés (travail, éducation, santé). Ceux-ci ont évolué en fonction du temps et de l’évolution des besoins liés au conflit, mais aussi de l’expérience acquise tout au long du travail. L’organisation témoigne donc d’une posture critique et réflexive vis-à-vis du travail qu’elle mène, qui lui permet de se transformer dans le temps.

« Samar avait au départ des ambitions importantes, raconte Loubna, mais on n’imaginait pas les difficultés du travail. Nous nous sommes orientés vers des choses beaucoup plus simples. Jour après jour, de nouvelles exigences émergent… Ce que nous sommes aujourd’hui ne ressemble en rien à ce que nous étions quand nous avons commencé. Nous avons débuté avec des actions de sensibilisation au travail de la société civile. Nous avons commencé de manière simple, parfois sans méthodologie, de manière émotionnelle, à partir des besoins concrets dont nous parlaient les gens. Nous avons instauré des formations, des cours d’alphabétisation, puis les femmes ont souhaité en savoir plus sur l’éducation de leurs enfants, ou encore sur des questions comme le harcèlement sexuel. Ensuite, la situation sur le terrain a commencé à s’imposer à nous. Nous avons suivi minute après minute toutes les évolutions sociales, économiques et politiques. Lors du siège de la Ghouta, nous avons entamé des campagnes d’empowerment économique. Nous accordons de petites subventions aux femmes pour créer leurs petits projets et générer des revenus. À partir de 2015, nous avons commencé à réfléchir à la question du renforcement des capacités politiques (tamkîn siyâsî). Nous avons acquis de l’expérience, de la sensibilité, nous avons grandi au sein de l’organisation. Moi, je ne suis plus celle que j’étais avant. Je peux dire que je suis féministe, et je le suis devenue au sein de WND. Avant j’étais une femme soucieuse des droits, sans en connaître la véritable signification. Maintenant, je suis devenue féministe, et je défends les droits des femmes au sein de cette organisation. » 

Les activités de WND évoluent pour répondre à des besoins qui varient dans le temps et en fonction de l’expérience acquise sur le terrain, en incluant des projets de soutien, des activités de formation, d’éducation, de création de revenus et de renforcement des capacités politiques. En même temps, l’action au sein de l’organisation contribue au changement personnel de ses membres. C’est au sein de WND que Loubna découvre son engagement féministe, à partir de son expérience directe de travail avec les femmes. Maria mentionne également la manière dont la révolution d’abord, puis le travail au sein de WND l’ont transformée. Elle évoque même une vie « avant et après la révolution » qui illustre la rupture biographique dont cette expérience était porteuse.

« Nous avons essayé de construire une réflexion sur le changement de nous-mêmes. L’aspect positif était que nous étions issus de contextes différents, et que nous n’avions jamais travaillé dans le domaine du développement ou des études de genre. Ces secteurs n’existaient même pas avant la révolution, nous y sommes intéressés en tant qu’activistes afin de résoudre des problèmes de manière collective (…) 

Le travail entrepris au sein de WND engendre donc un processus d’apprentissage et de cumul des expériences qui, non seulement nourrit les modes d’action adoptés, mais engendre en outre un travail de réflexion théorique et de production d’un savoir féminin qui débouche dès 2019 sur la création au sein de WND d’un volet spécifiquement consacré à la recherche.

3. Entre terrain et réflexion théorique : la production d’un savoir féministe partagé

Au fil des ans, les femmes de WND ont accumulé un savoir qu’elles considèrent important de conserver et partager. N. S, diplômée en Études de genre et résidente en Allemagne, rejoint l’association fin 2019 en tant que chercheuse indépendante puis en tant que directrice des activités de recherche. Pour elle, il existe un véritable besoin de relayer les témoignages et les récits des femmes encore trop absents des débats publics en Syrie et à l’international. L’objectif est également de générer un savoir destiné non seulement à un public académique et expert, mais aussi, et surtout aux femmes elles-mêmes. C’est pour cette raison que les publications sont produites à la fois en anglais et en arabe, et dans un langage accessible à un large public. L’idée de prendre du recul sur les activités de WND et d’entamer un travail de réflexion et de recherche à partir de connaissances cumulées sur le terrain émerge dans un contexte où les débats publics ont commencé à cibler la question de la justice, notamment à la suite de la reprise en 2016 par le régime syrien d’une partie importante des territoires qui avait échappé à son contrôle.

«  Avec le début du travail sur la justice et la réconciliation en Syrie, nous avons commencé à nous intéresser à des questions en lien avec la justice de genre. Nous avons commencé à travailler sur la question à partir de l’expérience des femmes dans les centres et au sein de Family for freedom. En 2017, nous avons organisé des ateliers sur la signification de la justice de genre. C’est à ce moment que nous avons commencé à publier des rapports. Nous avons commencé à travailler sur la justice de genre en Syrie et nous avons décidé de créer une composante de recherche capable de diffuser la production d’un savoir féminin tout en archivant et documentant les évènements, depuis le point de vue des personnes concernées. (…)»

On constate donc que les actions de WND évoluent aussi en fonction des tendances qui s’affirment dans les débats publics, et ce dans le but de produire un contre-récit. Ces débats font l’objet d’une approche critique des concepts qu’ils véhiculent, tel celui de « soutenabilité » ou encore de « renforcement des capacités » pour débattre de leur pertinence dans le contexte syrien. Cela permet d’entamer une réflexion théorique à laquelle WND souhaite contribuer dans la perspective de générer de la connaissance, mais aussi de pouvoir en faire bénéficier la société syrienne elle-même. La réflexion théorique menée par WND est en effet envisagée directement en lien avec ses retombées directes sur le terrain.

« Nous sommes en train de développer notre cadre théorique, raconte Maria. En ce qui concerne la protection, nous sommes en train de présenter des projets sur le soutien psychologique et la gestion de soi. Nous tâchons de fournir des aides juridiques dans la mesure du possible. Cependant, toutes les questions auxquelles nous réfléchissons sont mises au défi par la guerre. Le concept de soutenabilité (istidâme), le concept de renforcement des capacités (tamkên). Lorsqu’on aide des femmes et que l’on crée des activités pour ensuite les voir détruites, c’est compliqué ! On réfléchit à la question des libertés et des droits des femmes, de leur accès aux ressources, notamment économiques, mais pas seulement. Nous avons commencé à travailler sur la justice et nous avons compris que la justice ne consiste pas uniquement à rendre des comptes. Auparavant, j’étais convaincue que la première chose à faire était de juger Bachar al Assad. J’ai ensuite compris que la justice était bien plus compliquée, notamment pour les femmes. La manière dont une femme prisonnière envisage la justice diffère de celle d’un homme, car elle est confrontée à une injustice considérable de la part de la société. Celle-ci existait bien avant la révolution et se trouve même ancrée au niveau juridique. »

La production d’un savoir sur les femmes doit donc faire preuve d’utilité pour les femmes elles-mêmes et aider à la progression des projets dans les domaines où elles subissent des injustices. Dans un article consacré à l’éthique de recherche dans le contexte du conflit syrien, WND propose non seulement de bouleverser les rapports de pouvoirs inégalitaires existant entre chercheurs et enquêtés, mais aussi d’envisager la recherche comme une véritable stratégie de survie pour les femmes qui la pratiquent. « En produisant des récits alternatifs fondés sur les réalités vécues par des femmes marginalisées, entre autres, et en défiant la propagande du régime syrien et des autres parties en guerre, la production d’un savoir devient une partie intrinsèque de la lutte contre l’oubli et pour la survie des chercheurs eux-mêmes » (Nisren & al 2022, p. 10). Cette démarche scientifique renvoie aussi à l’approche plus générale de la question féminine telle qu’elle est envisagée par WND.

4. Une approche holistique et intersectionnelle de la question féminine

S’intéresser à la question des femmes dans le contexte syrien implique une prise en compte des différentes dimensions de leurs vies. Cela signifie concrètement de travailler parallèlement à la considération de leurs besoins économiques, sanitaires, psychologiques, tout en promouvant leur formation intellectuelle, professionnelle et politique, dans une démarche qui se veut compréhensive et participative. Les membres de WND participent elles-mêmes à ce processus d’apprentissage, comme précédemment mentionné. Maria évoque clairement cette approche globale de la question des femmes :

“WND a commencé avec l’idée de constituer une organisation guide, au sein de laquelle les femmes locales sont les guides, mais également une organisation de soutien. Aujourd’hui, il existe effectivement des notions que nous avons apprises au sein de l’organisation, nous nous sommes développées nous-même. Nous sommes également marginalisées et nous n’avons pas la prétention de former d’autres femmes. Nous venons avec des principes de renforcement des capacités (tamkîn) compris de manière holistique et non partielle (…) Nous avions des entrées pour les projets : celle de la protection, du renforcement des capacités économiques et politiques, mais chaque centre voyait la manière de réaliser ces objectifs, même si cela n’était pas simultané.”

Cette démarche autour de laquelle se structure l’action de WND se conjugue aussi avec une approche théorique inspirée des théories intersectionnelles du genre (Crenshaw 2021). Ces dernières permettent d’envisager l’expérience des femmes en prenant en compte leur insertion dans une forme de dominations multiples liées au genre, à la classe, à la religion et à l’ethnie (WND 2019, p. 6). Cela implique en outre l’adoption d’une temporalité longue visant à étudier la condition des femmes dans la guerre syrienne dans une continuité avec les formes d’injustice et de domination antécédentes (S. H. & al. 2022, p. 5), tout en prenant en compte l’interaction des échelles locales, nationales et internationales. Cependant, en dépit de cette approche globale et inclusive de la question des femmes, WND est confrontée à plusieurs obstacles liés au contexte spécifique de la guerre.

5. Les défis liés à un contexte de guerre et de déplacement

Alors que la révolution syrienne confère un élan unique à la structuration des formes d’action collective aussi bien à l’intérieur qu’hors de la Syrie, la violence du conflit et les déplacements de la population présentent un véritable défi à la poursuite de ses actions dans la durée. Très tôt WND est touchée par les violences qui s’abattent sur la région de la Ghouta : le siège, puis les bombardements et l’enlèvement de plusieurs activistes. Razan Zaitouneh est enlevée en décembre 2013, avec un groupe d’activistes, parmi lesquels son conjoint Waël Hamada, Samira al-Khalil et Nazem al-Hamadi, dont on ignore le sort jusqu’à présent, et qui auraient très probablement été enlevés par le groupe armé Jaich al-Islâm. Cet épisode constitue un coup dur pour WND et pour la société civile syrienne en général.

Les bombardements provoquent la destruction de plusieurs centres, celui de Dariya en 2016, et le cybercafé de Deraa, puis en 2019, les centres de Maarat al-Noman et Saraqeb. En 2021, plus aucun des centres originaux créés par WND en Syrie ne subsiste. L’action de l’organisation a dû se redéployer autour de réseaux de femmes des régions du Nord, mais sans présence d’un établissement. La poursuite des violences en Syrie pose la question de la durabilité des actions menées par WND, ce qu’évoquait aussi précédemment Maria concernant l’impossibilité de mettre en place des projets d’autonomisation économique des femmes sur le long terme. À cela s’ajoute un autre défi qui est celui de la fragmentation des territoires d’actions entre un intérieur de la Syrie soumis aux contrôles de pouvoirs différents et les pays voisins qui ont accueilli les réfugiés. WND est confronté à des cadres juridiques, sociaux et politiques fort disparates avec lesquels il faut composer, mais qui risquent de fragmenter son action.

Conclusion    

En reconstruisant le parcours de WND, cet article illustre la vitalité ainsi que la capacité d’adaptation de la société civile syrienne issue du soulèvement de 2011. Elle prouve en outre la prise de conscience et l’émergence de nouvelles réflexions autour des formes de dominations et d’inégalités multiples qui traversent la société syrienne et qui affectent les femmes. À une plus vaste échelle, WND adhère et contribue aux débats et aux luttes entamés par les mouvements féministes décoloniaux qui font le lien « entre la dimension symbolique, construite et culturelle des rapports de genre, et leur dimension économique et politique, au niveau domestique local et global » (Verschuur & Destremau 2012, p. 10). Dans le contexte du conflit syrien, WND souhaite, en redonnant une voix aux femmes, se démarquer à la fois d’un féminisme élitiste associé au régime Assad, mais aussi d’une pensée féministe hégémonique dont l’approche binaire et moralisatrice de la place et du rôle des femmes est portée par les acteurs humanitaires. Le combat qu’elle mène dépasse en outre la seule question féminine, car il touche aux formes de domination et d’inégalité de genre, de classe et de religion qui traversent la société syrienne dans son ensemble, permettant de cette manière de mesurer l’ampleur des changements sociétaux à l’œuvre depuis le début de la révolution et de la guerre.

 

 

 

Bibliographie

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Napolitano, Valentina. (à paraître). « Recompositions et tensions de genre parmi les Syriens en Jordanie : à l’intersection des contraintes institutionnelles, des représentations et des vécus. » Dans Ababsa, Myriam ; Napolitano, Valentina (dir.) La société syrienne dans la révolution et la guerre, Paris/Beyrouth, Éditions de l’Ifpo.

Shanneik Yafa. 2021. « Displacement, humanitarian interventions and gender rights in the Middle East: Syrian refugees in Jordan as a case study. » Dans Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 47, n° 15, p. 3329-3344.

S. H. Nisren ; Helmut Krieger, Adriana  Qubaiova, Klaudia Wieser. 2022. « A Holistic Approach to Survival: Transforming Research Strategies in Contexts of War and Conflict Zones. » KnowWar et Women Now for Development, en ligne : https://women-now.org/a-holistic-approach-to-survival/

Verschuur, Christine, et Blandine Destremau 2012. « Féminismes décoloniaux, genre et développement. Histoire et récits des mouvements de femmes et des féminismes aux Suds. » Dans Revue Tiers Monde, vol. 209, no. 1, p. 7-18.

Women Now for Developpement. 2019. « Gender justice and Feminist Knwoledge Production in Syria. » Mai 2019, en ligne : https://women-now.org/gender-justice-and-feminist-knowledge-production-in-syria/ 

Yassin-Kassab Robin, Leila Al-Shami 2016. Burning Country. Syrians in Revolution and War, London: Pluto Press.

Yazbek Samar. 2012. Feux croisés, journal de la révolution syrienne, Paris, Buchet/Castel.

_ (2019) Dix-neuf femmes, les Syriennes racontent, Paris, Stock


[1] Née en 1970 à Jebleh, en Syrie. Parmi ses derniers ouvrages : Dix-neuf femmes, les Syriennes racontent, Paris, Stock, 2019 ; Feux croisés, journal de la révolution syrienne, Paris, Buchet/Chastel, 2012.  

[2] Voir la page web de l’organisation : https://women-now.org

[3] Entretien avec N. S., la trentaine, résidant actuellement en Allemagne et responsable du volet recherche. 

[4] Née en 1977, elle milite pour la défense des droits de l’homme depuis les années 2000, ce qui lui vaut l’interdiction de quitter le territoire syrien. En 2011, elle fonde le Centre de documentation des violations en Syrie, afin de documenter les violations commises par le régime syrien.

[5] Extrait issu d’un texte écrit par Samar Yazbek et présentant l’origine du projet WND. Voir la page web : https://women-now.org/in-the-ninth-year-for-women-now/

[6]  Elle trouve refuge d’abord en Turquie en 2014, puis en France en 2021. Entretien réalisé en juin 2022.

[7] Stratégie consistant à bloquer la circulation d’hommes et des denrées alimentaires dans les quartiers et villes passées sous contrôle de l’opposition syrienne.

[8] En arabe Halqât la-‘onf, il s’agit d’un collectif de réflexion qui existait avant le début de la révolution syrienne, notamment dans la ville de Dariya, près de Damas.

[9] Selon les données publiées en janvier 2022 par le HCR, le conflit syrien a provoqué le déplacement interne de près de 6,7 millions de personnes et contraint 5,5 autres millions à trouver refuge dans les pays voisins (Turquie, Liban, Jordanie, Irak et Égypte).

[10] Réseau d’activistes pour la défense des droits de l’homme fondée en 2014. Voir la page web : https://thesyriacampaign.org

[12] Organisation qui réunit des épouses de disparus, qui travaillent pour la documentation des exactions commises à l’encontre de leurs proches et invoquent la libération des prisonniers. Voir la page web : https://syrianfamilies.org/en/

About the author(s):
Valentina Napolitano:

Docteur en Études politiques à l’EHESS de Paris, elle a soutenu une thèse intitulée « S’engager à Yarmouk. Sociologie de la militance palestinienne en Syrie » portant sur la question des engagements militants en contexte conflictuel et autoritaire. Parmi ses dernières publications : « La mobilisation des réfugiés palestiniens dans le sillage de la « révolution » syrienne : s’engager sous contrainte », Cultures et Conflits, n°87, Automne 2012, pp. 119-137. « Hamas and the Syrian Uprising: a Difficult Choice », Middle East Policy, vol. 20, n° 3, Automne 2013, pp. 73-85. « Palestinian civil organisations in the Syrian uprising. Militant conversion and forms of self-management in crisis time », al-Majdal, n°57, été 2015, pp. 11-16.